Un chapiteau historié de l’église Saint-Etienne de Vaux-sur-Mer

L'arbre de Péridexion

par Daniel Lesueur

  Le chevet de l’église abbatiale Saint-Etienne de Vaux-sur-Mer est un pur joyau d’art roman. Les colonnes-contreforts rythment harmonieusement l’hémicycle et structurent solidement l’édifice en pierre de taille. Une longue arcature, pas moins de dix huit baies, cerne le haut du sanctuaire et la face nord du chœur. Elle offre une couronne richement ornée de colonnettes, de chapiteaux et de modillons sculptés. Prenez votre temps pour détailler tous les motifs végétaux, zoomorphes et anthropomorphes représentés. Il faut élever son regard et aussi son esprit vers l’un de ces chapiteaux au sommet de la colonne-contrefort située au nord-est du chevet. Ce n’est pas un simple décor mais une véritable image destinée à instruire les fidèles qui ne savaient pas lire.

 Prolongeant le fut de la colonne, on aperçoit, sur la corbeille de ce grand chapiteau, un arbre à trois branches avec deux oiseaux, et sous l’arbre, deux quadrupèdes. De quelle fable s’agit-il ? Ce n’est pas celle du renard et de la cigogne sculptée à Grézac et à Cozes. Mais un véritable conte oriental dont l’origine est très lointaine et dont la signification a varié depuis l’antiquité grecque.

    Une de ses premières mentions se trouve dans les Cyranides, un livre de magie, contenant des lapidaires et des bestiaires. Il s’étend sur les propriétés occultes des oiseaux, poissons, plantes, pierres et des eaux thermales. C’est une compilation de plusieurs traités en grec attribués à Hermès Trismégiste et dont la composition s’étend du Ier au IVe  siècle. Voici ce qu’il est dit à propos de la colombe :

 

     "La colombe est un oiseau connu de tous. Il existe dans l’Inde un arbre appelé Péridexion ; son fruit est si doux et si bon que les colombes, après en avoir mangé restent dans  l’arbre et y font leur nid. Le serpent craint cet arbre au point d’en fuir même l’ombre. Si l’ombre de l’arbre s’étend vers l’orient le serpent fuit vers l’occident ; si l’ombre vient vers l’occident, le serpent court vers l’orient ; et la puissance de l’arbre l’empêche d’attraper les colombes. Mais si quelques colombes s’éloignent de l’arbre, le serpent les attire par son souffle et les mange. Mais si elles s’envolent toutes ensemble, ni le serpent, ni les oiseaux au vol rapide n’osent les toucher. Les feuilles de l’arbre ou son écorce, en fumigation, chassent toute espèce de mal.

 

    Le sang chaud de la plume de colombe, versé goutte à goutte, calme et guérit les troubles et les irritations purulentes des yeux."

 

  On trouve également le récit de l’arbre de Péridexion dans le Physiologus " Fysiologos, peri dendrou peridexiou"  traduit littéralement : Physiologus, le naturaliste, au sujet de l’arbre nourricier.  C’est un ouvrage grec anonyme circulant à Alexandrie, au IIe siècle après Jésus-Christ, qui fut rapidement traduit en latin, puis augmenté d’extraits de l’Histoire naturelle de Pline, au Ier siècle, et des Étymologies d’Isidore de Séville, au VIIe siècle. Ces additions successives donnèrent naissance à un genre de livre particulier qui, dès avant l’an mil, reçut le nom de Bestiarum  - livre des bêtes, à l’origine des Bestiaires.

 

     Ceux-ci connurent un immense succès au Moyen Âge car ils servaient moins à décrire les animaux, leurs particularités et leurs caractéristiques qu’à en faire des supports de significations morales et religieuses. Ces ouvrages parlent des animaux pour mieux parler de Dieu, du Christ et surtout du diable et des démons. À partir du XIIe siècle, l’influence des bestiaires est considérable et se  retrouve dans la sculpture romane, les contes, les fables.

     Le clerc Philippe de Thaon a composé, vers 1121-1135, un bestiaire rimé, en anglo-saxon, pour l’instruction de la reine Aëlis, épouse du roi d’Angleterre Henri Ier  Beauclerc, fils de Guillaume le Conquérant. Son bestiaire compte 38 chapitres dont près de la moitié sont consacrés aux oiseaux, les autres évoquant le lion, le taureau, l’ours, le cerf, le renard, l’agneau, le dragon, la licorne et autres créatures fantastiques… Ce livre sera copié et illustré par les moines normands en France et en Angleterre, imité, remanié, pendant trois ou quatre générations, l’apogée de cette production se situant entre la fin XIIe  et le début du XIVe siècle.

 

    Philippe de Thaon cite les Étymologies d’Isidore de Séville quand il aborde le thème de l’arbre de Péridexion, puis il reprend le conte initial  avec quelques variantes.

    "Nous trouvons écrit, dit le Bestiaire, qu’il y a un arbre en Inde, dont le fruit est si doux que les colombes de la terre le recherchent par-dessus tout. Elles mangent son fruit, demeurent dans l’arbre, et elles sont en paix aussi longtemps qu’elles sont abritées derrière lui. Il y a un dragon sur la terre qui fait la guerre aux oiseaux. Le dragon craint tellement l’arbre qu’en aucun cas il n’ose s’approcher de lui, ni frôler son ombre, mais il le contourne à distance, et s’il le peut, il les attaque…

 

     Les colombes vont souvent dans l’arbre pour se protéger et aussi longtemps qu’elles seront là, elles ne risqueront aucun dommage de la part du dragon, mais si elles quittent l’arbre et s’en vont, le dragon viendra, puis les tuera. "

 

Vous avez noté qu’un dragon remplace le serpent, sinon le récit est identique, mais ce qui est nouveau, c’est le commentaire édifiant qui suit :

 

    "Ceci a une grande signification, souvenez-vous en.   Cet arbre représente Jésus, le fils de Marie, et nous sommes les colombes sous une forme humaine, et le dragon est le Diable qui nous guette. L’ombre est l’Esprit Saint qui vit en Dieu lui-même. L’ange a dit ainsi à Marie que l’Esprit Saint descendrait et la prendrait entièrement sous son ombrage. Seigneurs, prenons bien garde nous-mêmes à ce dragon. Restons ensemble, cultivons cet arbre. Il est bon d’habiter ici ensemble pour prier. Nous devons vénérer Dieu et beaucoup le remercier quand il a fait toute chose pour le peuple à prendre en exemple."

 

 Ainsi cet arbre de Péridexion, semblable  à l’Arbre de Vie de la Bible, nourrissant et protégeant les colombes, c’est l’Église qui protège les fidèles contre les menaces du Diable. Les sermons du Bestiaire eurent un grand succès, notamment en Angleterre où ils étaient enseignés dans les écoles cathédrales de York et de Lincoln au XIIe siècle.

 

 L’imagerie du Bestiaire facilitait la compréhension des fidèles. Il y eut une circulation des moines copistes qui assura la diffusion des manuscrits illustrés en Normandie, en Angleterre, et dans le nord de la France. On connaît à l’heure actuelle une dizaine de manuscrits contenant une illustration du Péridexion. Les plus célèbres se trouvent en Angleterre, à Londres, Aberdeen, Cambridge, et en France à Douai.  

 

 

Bestiaire de Cambridge

 

 

 

                              

 

 

 

 

 

 

Bestiaire d'Aberdeen


  La qualité et la variété des représentations apportent un éclairage nouveau sur le chapiteau de Vaux-sur-Mer. Le serpent devenu dragon se couche au pied de l’arbre dans le Bestiaire Harley de la British Library à Londres, et dans le Physiologus de Cambrai, B.M. de Douai. L’enluminure des Bestiaires d’Aberdeen et de Cambridge, dans un souci de symétrie  et pour mieux figurer la menace qui plane sur les colombes, positionne deux dragons,  la gueule ouverte, de part et d’autre de l’arbre. Les artistes font preuve de quelque fantaisie en montrant les volatiles posés sur la spirale de la queue des monstres et même se permettant d’affronter leur mâchoire. La verve des "Ymagiers" s’exprime également sur le chapiteau de Vaux-sur-Mer. Perchés dans l’arbre en toute sécurité, les deux oiseaux, au large bec, se penchent et narguent les deux fauves, inutilement perchés sur leurs pattes tendues.

 

Bestiaire Harley British Librairy                                     Physiologus de Cambrai                              Arbre de Péridexion

                                                                                                                                                    Chapiteau de Vaux-sur-Mer

 L’arbre de Péridexion est peu représenté dans la sculpture romane en France. Il n’en existe, à notre connaissance, qu’un seul autre exemple, provenant de Troyes, et conservé au Musée du Louvre. Daté du premier quart du XIIe siècle, postérieur au prieuré clunisien de Saint-Eutrope de Saintes, le chapiteau de l’abbaye Saint-Étienne de Vaux expose une pieuse allégorie : la maison de Dieu nourrissant et protégeant les fidèles qui se réunissent en ses murs.